dimanche 28 janvier 2007

LES ORIGiNES DE LA SÉRENDIPITÉ

Quel mot pour décrire le fait de feuilleter un livre et celui de faire défiler des pages de texte au kilomètre sur la Toile, s’arrêter au hasard des définitions ou illustrations et trouver, ce faisant, une idée, un principe, une loi ? La réponse est un nom, ancien, celui du Sri Lanka ! Non point Ceylan, comme l’utilisèrent deux siècles durant les colons d’Albion mais Sarendip, comme le disaient les Iraniens qui utilisaient le moyen-perse, soit environ trois mille ans plus tôt, quand Sassan et ses descendants succédaient au Grand Alexandre. Il y aurait de quoi en perdre son grec ancien et son pehlevi réunis. Cette occurrence n’arriva pas à l’immense poète iranien Ferdowsi, auteur, au troisième siècle de l’Hégire, du Chahnameh, Le Livre des Rois. Au long des cent mille vers de onze pieds qui composent le livre, l’auteur rapporte l’épopée nationale de son pays depuis la création, celle du monde et celle du pays se confondant, jusqu’à la conquête arabe au VIIème siècle de notre ère. De cette immense matière, le poète n’est pas l’inventeur. Elle s’était, bien avant lui, constituée peu à peu au long des millénaires, remontant, pour les éléments les plus anciens aux vieux mythes indo-iraniens. Ainsi des premiers hommes, les Pishdadians qui paraissent déjà dans l’Avesta, ce monument religieux de l’Iran préislamique, dont nous sont parvenus de nombreux fragments. Au cours du livre, apparaissent donc le Serendip et ses habitants. Plus tard, Amir Khosrow, autre poète iranien, rapporte les pérégrinations des trois princes dans son recueil Hacht Behecht, Les Huit Printemps, paru trois siècles après le Chahnameh. Serendip, ce doux nom qui sonne son exotisme d’avant tsunami est rapporté en Europe dans son état brut par le dénommé Cristoforo Armeno, un vénitien voyageur et commerçant de son état, qui a intitulé son ouvrage : Peregrinaggio di tre giovanni figlivoli del re di Serendippo. De nos jours, pourtant, les érudits doutent de l’existence de cet Armeno et sont enclins à attribuer l’ouvrage à … l’imprimeur de l’ouvrage, le vénitien Michele Traezzino. En 1557 donc, l’auteur y narrait les aventures de trois princes dans la grande île au sud du Dekkan. L’ouvrage plut car il fut réédité en 1584, alors qu’un an auparavant, paraissait une traduction allemande.

Après les Allemands, deux Français, Beroalde de Verville, en 1610, puis le Chevalier de Mailly en 1719, offrirent une traduction mais ne surent convaincre leurs lecteurs d’enrichir leur patrimoine le plus précieux, en adoptant le nom « Sérendip » et éventuellement en jouant des combinaisons linguistiques possibles avec ou sans l’aval des encore jeunes Immortels. Quant aux Anglais, ils purent lire l’ouvrage dans leur langue grâce à Theodore G. Remer dans une première version parue en 1722. Il s’agissait plutôt d’une adaptation car la première traduction de l’œuvre italienne date de 1965. La première version anglaise et son cortège d’approximations et d’ajouts avaient inspiré au philosophe Horatio Walpole un commentaire mi-amer mi-amusé, dans une lettre de 1754, parmi les trois mille lettres constitutives de sa correspondance. Il qualifiait ce texte de « stupide conte féerique ». Néanmoins, le corps du livre l’inspira et ce 28 janvier 1754, dans cette même missive écrivait-il : « (…) cette découverte est presque celle du genre que j’appelle sérendipité, un terme extrêmement expressif (…) » Pourquoi et comment ce mot ?

Dès les premières lignes le lecteur comprend qu’il s’agit d'une initiation laborieuse mais aussi fertile destinée à trois princes, fils du roi Giafer qui régnait sur la Grande Île, envoyés par leur royal père au-devant de la vie. Ainsi s'ouvre le livre de Mailly :

« Dans les temps heureux où les rois étoient philosophes, & s’envoyoient les uns aux autres des questions importantes pour les résoudre, il y avoit en Orient un puissant monarque nommé Giafer, qui régnoit au pays de Sarendip. Ce prince avoit trois enfants mâles, également beaux & bien faits, qui promettoient beaucoup. Comme il les aimoit avec une extrême tendresse, il voulut leur faire apprendre toutes les sciences nécessaires, afin de les rendre dignes de lui succéder à ses états. » Les trois frères découvrent à pied l’île, divaguant au sens strict, tout à tour inspirés et naïfs mais aussi exerçant leur bon sens et leur intelligence, se fourrant dans des situations fâcheuses, drolatiques, enviables, c’est selon. Ils inspirent à leurs interlocuteurs, les puissants du lieu, parfois les pires châtiments, parfois les plus douces récompenses. Ainsi, un jour furent-ils jetés en prison, accusés de vol de chameau car, s’étant ouvert au propriétaire du camélidé de nombreux indices relevés en chemin, ignorant le drame lié à la perte de l’animal, leur sens de l’observation, leur capacité de déduction étant trop éclatants, ils finirent par se rendre suspects aux yeux de leurs accusateurs irréfléchis. Ce ne fut qu’après que l’animal fut retrouvé que les trois frères furent relâchés et félicités pour leur clairvoyance.

Dès lors, tout lecteur qui se respecte est amené à pratiquer la sérendipité comme Monsieur Jourdain pratiquait la prose : le champ de recherche, à partir d’un mot, semble sans fin. L’informatique, qui utilise le lien hypertexte, permet d’un clic de naviguer d’un mot l’autre, de découvrir, ce faisant, des temps anciens, des continents légendaires, des héros, des mythes et légendes, au même titre qu’un lecteur tournant les pages d’un livre s’arrête sur une définition, un nom, une illustration qui le renvoient vers d’autres définition, légendes, illustrations, suivant, en cela, les errements apparemment chaotiques des trois princes en mal d’apprentissage. Contingence, certes, s’exclame le philosophe, mais aussi nécessité. Cela apparaît pour les apprentis princes qui se préparent à régner mais aussi au lecteur, qui dans son cheminement, trouve ou retrouve le fil d’une réflexion, le sens d’un apprentissage, jusqu’alors n’existant dans son esprit qu’en pointillés. Le sens commun appelle cette idée aller de fil en aiguille, quand l’usage poétique pense butiner un texte puis un autre pour en faire son miel.

Ce hasard organisé, jalon nécessaire sur le chemin de la découverte, a accompagné nombre de savants de par le monde et les siècles. Que de découvertes « non voulues », dans les apparences, mais préparées, de fait, en sous-main. Ainsi de celle, à la fin du XXème siècle, de la molécule miraculeuse qui redonne une seconde jeunesse à des cohortes de mâles quinquagénaires et plus : celle du Viagra. Le principe du produit, administré à des cobayes humains de sexe masculin, avait pour effet secondaire de provoquer une érection forte et durable. Or, l’objet initial était de vaincre une affection pulmonaire. Il en fut ainsi de l’aspirine, première molécule anti-douleur synthétisée par Félix Hoffmann alors qu’il cherchait à combattre les nausées. Autres découvertes heureuses à partir de recherches détournées par hasard de leur but initial : le Teflon, trouvé à partir de recherches sur des gaz réfrigérants ; le four à micro-ondes à partir de travaux effectués auprès d’une antenne radar en fonctionnement. De même, des inventions ont pour origine l’observation stimulée par le hasard : c’est en promenant son chien dans la campagne que Georges de Mestral eut l’idée du Velcro grâce aux boules de chardon accrochées à son pantalon. Bien sûr, tous ces savants ont-ils poussé un franc et massif eureka, comme Archimède auteur du principe éponyme découvert alors que ce génie grec barbotait dans l’eau. Leif Ericsson lui, bien avant Christophe Colomb, découvrit la côte atlantique du continent nord-américain, alors qu’il cherchait à se protéger d’une tempête.

Il n’est de sérendipité qu’active : comme la chance qui ne sourit qu’aux audacieux, en effet, la divagation intellectuelle n’aboutira sur rien d’heureux si elle n'est provoquée et ses effets contrôlés.

Il reste à réfléchir sur le support de la lecture : l'Internet et le livre électronique ajoutent-ils de la masse de texte visualisé sur l'écran, par rapport à la masse bien physique des pages de volumes tournées et retournées ? Sauf à prouver que la sensualité qui se dégage du toucher et de l'odeur du livre d'une bibliothèque stimule la manipulation, il est probable que l'errance dans une bibliothèque virtuelle accessible en tout temps et de partout, permet davantage de lecture mais avec le risque de se perdre dans des sites créés sans contrôle moral et intellectuel, vraies encyclopédies du pathétique selon le mot de Garrison Keillor, écrivain et scénariste américain, ardent défenseur de l'écrit sur papier.

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